Comices, concours salons… Depuis plus de deux siècles, ils sont indissociables de la vie des éleveurs dans les campagnes du Centre Bretagne. À quelques semaines de l’édition 2022 du Salon International de l’Agriculture de Paris, c’est l’occasion de mettre en lumière le dynamisme de l’élevage dans notre région.
La 58e édition du Salon International de l’Agriculture et la 131e édition du Concours Général Agricole, se tiendront du 26 février au 6 mars prochain à Paris Expo, Porte de Versailles. Après l’annulation de l’an passé, cette édition des retrouvailles est particulièrement attendue. « Pour cette édition spéciale, le salon choisit de se concentrer sur le lien plus fort que jamais qui unit les agriculteurs et les consommateurs. Avec une forte demande de la part des exposants et des visiteurs de retrouver des moments conviviaux », assure la directrice du salon. C’est Neige, une vache de race Abondance qui a été choisie comme égérie, pour l’affiche de cette édition 2022. Si cette race originaire de Haute-Savoie, n’est guère présente dans les campagnes bretonnes, les éleveurs de la région devraient en revanche une nouvelle fois être présents en nombre pour animer la plus grande ferme de France. Il est vrai qu’ils ont une certaine habitude de ces manifestations, certes professionnelles, mais aussi festives et conviviales, et forcément ouvertes au grand public. C’est notamment le cas du salon de l’agriculture des Côtes d’Armor (ex-Terralies), organisé au parc des expositions de Saint-Brieuc. Après deux annulations successives, les organisateurs travaillent à la prochaine édition, programmée les 20 et 21 mai (page 6). C’est également le cas du salon « Ohhh la vache », organisé chaque année, au mois d’octobre, à la halle Safire de Pontivy. L’an passé, la manifestation avait tout de même attiré plus de 25 000 visiteurs (page 7). Cette année, elle se déroulera les 15 et 16 octobre.
La fête des campagnes
Du côté des éleveurs du Centre Bretagne on affiche également une solide expérience de ce rendez-vous parisien. Chaque année, ils sont nombreux à y présenter des animaux de leurs élevages. Si la sélection officielle ne sera connue que dans le courant du mois de janvier, certains espèrent bien faire le déplacement. C’est le cas de René Nicolas, éleveur de pie rouge des plaines, au Sourn. Et pour cause, la dernière fois qu’il y a participé, en 2019, sa vache Dalida a été sacrée grande championne de sa catégorie en raflant tout de même cinq titres (page 8). Jeune éleveur de Prim’holstein, installé au Cambout, Florent Michard nourrit lui aussi de légitimes ambitions. Double lauréat au concours interrégional du Space de Rennes, à l’automne dernier, il espère bien gravir un nouvel échelon, national cette fois ! (page 10) Dignes représentants du dynamisme de l’élevage breton, ils sont les héritiers d’une lignée d’éleveurs qui ont animé les campagnes bretonnes lors des fameux comices agricoles. Professeur d’histoire à l’université de Rennes 2, le Loudéacien Yann Lagadec nous apporte un éclairage sur l’histoire de ces comices agricoles (pages 12 et 13). Des comices qui sont généralement le théâtre de grandes fêtes, mais qui peuvent aussi parfois dégénérer en bagarre générale… comme ce fut le cas à Saint-Gérand, en 1933 (pages 14 et 15).
Du champ à l’assiette
« MONTRER NOTRE SAVOIR-FAIRE »
Du producteur local à l’industriel qui transforme… Le salon de l’agriculture des Côtes d’Armor entend présenter au grand public, tous les acteurs de la filière agricole. Après deux annulations successives, l’édition 2022 est particulièrement attendue.
En mai 2019, à l’heure de la fermeture des portes du palais des congrès et des expositions de Saint-Brieuc, personne n’imaginait que la 18e édition des Terralies, serait aussi la dernière ! Depuis le début des années 2000, cette manifestation s’était en effet affirmée comme le grand rendez-vous « ville-campagne », dans les Côtes d’Armor. Chaque année, entre 25 000 et 30 000 visiteurs, dont une majorité de citadins et d’enfants, parcouraient les allées. L’année suivante, son annulation pour cause de pandémie de Covid-19, allait finalement précipiter la mort de cette manifestation. Mais pas celle de l’idée ! Pas question en effet de voir disparaître cette vitrine du dynamisme et de la vitalité de l’agriculture du département. En collaboration avec l’agglomération de Saint-Brieuc, la Société Départementale d’Agriculture des Côtes d’Armor (SDA 22), reprend le flambeau pour une première édition programmée en mai 2021. Hélas, la motivation des organisateurs est douchée par la crise sanitaire. Une nouvelle fois, la manifestation désormais baptisée « Le salon de l’agriculture des Côtes d’Armor », doit être annulée. À l’époque, Gaëtan Palaric, président de la Société Départementale d’Agriculture des Côtes-d’Armor, ne cache pas son amertume. « Pour nous, éleveurs, c’est tout un travail en amont que nous ne pourrons valoriser, nous ne connaîtrons pas la joie des podiums. C’est une grande frustration pour l’ensemble de l’élevage. Le salon est une vitrine de l’élevage et de l’agriculture costarmoricaine mais aussi un véritable lieu d’échange et de promotion », déclare-t-il dans la presse.
Alimentation et production laitière
Qu’importe, la volonté de maintenir un événement agricole à Saint-Brieuc, demeure intacte et l’équipe travaille « avec beaucoup d’envie et d’ambition », pour une première édition programmée les 20 et 21 mai 2022. « L’agriculture représente plus de 1 400 emplois sur notre territoire, insiste Gaëtan Palaric. Il est donc important de la soutenir et de la faire connaître. Cette rencontre avec les scolaires et le grand public permet de valoriser nos métiers, nos savoir-faire et montre qu’elle est essentielle à notre économie ». La mise en avant de l’élevage avec les traditionnels concours sera une nouvelle au coeur de la manifestation. Qu’il s’agisse des bovins, des chevaux ou des moutons, plus de 600 bêtes devraient être présentées et près de 150 élevages représentés. Mais les organisateurs se sont aussi fixé de nouveaux objectifs. L’édition sera ainsi articulée autour d’un fil rouge : « l’alimentation et la production laitière ». Conférences, débats, animations diverses ou encore espace gastronomique, trouveront également leur place dans une grande fête où, pour la première fois, l’entrée sera gratuite.
LE SALON DE L’AGRICULTURE DU MORBIHAN
« OHHH LA VACHE »
« Ohhh la Vache ! », le salon de l’agriculture du Morbihan, se tient chaque année, en octobre, au parc des expositions de Pontivy. Autour des concours bovins et équins et d’un grand marché des producteurs fermiers, il s’affirme comme la vitrine du monde agricole.
« 48 heures de l’élevage », « Agrifolie »… Né au début du XXe siècle et longtemps couplé avec la foire exposition, le salon de l’agriculture du Morbihan a souvent changé de nom. Rebaptisé « Ohhh la vache », depuis une douzaine d’années, ce nom semble désormais promis à une belle longévité. « Nous voulions créer un effet de surprise et tenter d’interpeller les enfants », explique Gaëtan Le Seyec, président de la Société Départementale d’Agriculture (SDA 56), organisatrice du salon. En utilisant les codes de la bande dessinée, l’affiche renforce encore cette volonté. Et ça marche. Chaque année, le salon attire plus de 25 000 visiteurs ! Rendez-vous incontournable des éleveurs du département, il accueille tout au long du week-end, des concours pour les différentes races bovines présentes sur le territoire : Limousine, Prim’holstein, Normande, Pie Rouge, Charolaise, Montbéliarde… En octobre dernier, c’est la Blonde d’Aquitaine qui était plus particulièrement mise à l’honneur. Moins connues, des vaches de races Bretonne Pie Noir, Froment du Léon, Armoricaine et Parthenaise sont également venues enrichir cette belle vitrine de l’élevage bovin régional. Au total, près de 500 animaux ont défilé sur les rings pour les différents concours. Absent l’an passé, le cheval de trait breton y tient aussi généralement une place de choix.
Besoin de communiquer
Pour les visiteurs, le salon « Ohhh la vache » est d’abord et surtout l’occasion de découvrir en s’amusant la diversité de l’agriculture bretonne. Au programme : ferme pédagogique, animations autour des filières agricoles, traite, naissances de poussins en direct, balades en poneys, simulateur de conduite de tracteur, démonstrations de dressage de chevaux de selle, expos photos, course de mini-tracteurs pour les plus petits… Chaque année, de nombreuses nouveautés sont par ailleurs proposées avec notamment des démonstrations avec des chiens de troupeau ou encore un simulateur dernier cri qui permet au visiteur de vivre une nouvelle expérience en testant sa conduite sur une large gamme de matériels agricoles… Enfin, un grand marché des producteurs fermiers permet aux visiteurs de découvrir la richesse de la production locale. Une richesse et une diversité d’ailleurs couronnées par un concours du produit fermier innovant qui offre aux lauréats, la possibilité de valoriser ses produits sur l’espace Bretagne du prochain Salon de l’Agriculture à Paris. Populaire et festif, ce grand rendez-vous permet de donner un coup de projecteur sur le dynamisme et la diversité du monde agricole sur le territoire. « Nous avons besoin de communiquer sur notre métier et le grand public est demandeur d’informations, assure Gaëtan Le Seyec. Et puis qui sait…cela suscitera peut-être des vocations chez les jeunes générations ».
René, un passionné de concours
Éleveur de pie rouge au Sourn
Éleveur d’un troupeau de pie rouge des plaines depuis plus de 30 ans, au Sourn, René Nicolas est aussi un passionné des concours d’élevage. Lauréat du Salon de l’Agriculture de Paris à de multiples reprises, il espère bien pouvoir y être une nouvelle fois présent, au mois de février prochain.
« Ça n’arrive qu’une fois dans la vie ! » Pourtant habitué des podiums régionaux ou nationaux, René Nicolas garde un souvenir ému de l’édition 2019 du Salon de l’Agriculture de Paris. Cette année-là, Dalida, une vache de race pie rouge, née en 2008, a raflé tous les titres du concours… Cinq au total ! Grande championne, elle a également décroché le prix de la meilleure laitière, celui de la meilleure mamelle, le prix du championnat adulte ainsi que celui des femelles en quatrième lactation et plus. Si cette quintuple distinction demeure exceptionnelle, elle couronne en fait le travail de celui qui a su, en un peu plus de trois décennies, façonner l’un des meilleurs troupeaux de pie rouge. Fils d’agriculteurs installés à Lescouët, dans la commune du Sourn, René Nicolas n’a guère plus de 20 ans, lorsqu’il reprend l’exploitation familiale, en 1987. Sur une ferme d’une centaine d’hectares, le jeune homme se spécialise dans l’élevage laitier en privilégiant la race de pie rouge des plaines. Titulaire d’un diplôme agricole et d’un diplôme de gestion, il a déjà une idée bien précise du type d’élevage qu’il souhaite diriger. Ici, les vaches pâturent quasiment toute l’année dans les prairies qui entourent la ferme. L’hiver, quand il faut les rentrer, elles sont nourries avec le blé et le maïs produits sur l’exploitation. Au fil des années, le troupeau qui compte aujourd’hui 45 vaches, dont la majorité naît sans cornes, a gagné en qualité et en quantité de production de lait. Qualité de vie et nourriture saine expliquent bien évidemment cette évolution. Mais pas seulement. Très vite l’éleveur a su utiliser les nouveaux outils de sélection. « Je considère la génétique comme un loisir », assure René Nicolas. Certes les croisements et les essais ne donnent pas toujours l’effet escompté, mais l’éleveur y trouve une source de motivation.
Neige au salon 2022 ?
« Il faut une carrière pour faire un troupeau », estime l’éleveur. À 57 ans, il peut légitimement être fier de celui qu’il a su façonner au fil des années. Une réussite d’ailleurs régulièrement couronnée dans les concours. « Enfant, je participais déjà aux comices agricoles en donnant un coup de main mes parents, explique-t-il. J’ai toujours aimé l’esprit de compétition et l’ambiance des concours ». Mais il ne suffit pas d’aimer pour pouvoir y participer ! Encore faut-il être en mesure de présenter des animaux qui répondent aux critères de la race, imposés par les techniciens (quantité et qualité de lait, morphologie…). Et dans ce domaine, celui qui affirme « ne pas fabriquer des vaches pour les concours », affiche pourtant une régularité peu commune. Outre Dalida, la star du salon de 2019, plusieurs grandes championnes ont régulièrement fait briller l’élevage du Sourn. Ce fût notamment le cas d’Étincelle ou encore d’Orchidée, dans les années 2000. S’il sait bien qu’il sera difficile de rééditer l’exploit d’il y a trois ans, il espère pourtant bien être de nouveau présent au parc des expositions de la porte de Versailles, au mois de février prochain. Cette fois, c’est Neige, une vache de quatre ans, qui pourrait y représenter l’élevage. « On travaille avec du vivant et rien n’est jamais acquis, sourit René. Si je suis toujours content d’y participer et de faire la promotion de la région à Paris, je n’ai plus aucune pression. »
ELEVEURS ET COMPETITEURS
Gaec de l’Escale
Fille et fils d’éleveurs de Prim’holstein, Anke et Florent Michard assument l’héritage. Installé au Cambout, depuis près de deux ans, le jeune couple gère une exploitation de 70 vaches laitières. Ils cultivent également une passion partagée pour les concours d’élevage
Les comices et les concours… Florent et Anke les ont connus dès leur plus jeune âge ! Aussi loin que remontent leurs souvenirs, ils se souviennent d’y accompagner leurs parents et même d’avoir le privilège de présenter les bêtes sur le ring. Pour Anke, c’était dans la région nantaise, où ses parents, d’origine néerlandaise, se sont installés, il y a plus de 20 ans. Pour Florent, c’était en Centre Bretagne, dans la ferme gérée par ses parents et son oncle, au Cambout. Dans les deux exploitations, les éleveurs se sont spécialisés dans la race Prim’holstein. Alors forcément, au fil des concours régionaux ou nationaux, ils finissent par se côtoyer. « Nous avions des amis communs dans les concours. C’est la passion de la vache qui nous a réunis », sourit Florent. « Enfin pas seulement ! », renchérit Anke, dans un éclat de rire. Les concurrents sont devenus amants, avant de devenir parents de trois jeunes enfants. Fille et fils d’agriculteurs, partageant une même passion pour l’élevage, le couple n’envisage guère son avenir professionnel ailleurs qu’à la ferme. La cessation d’activité des parents de Florent va leur en donner l’occasion. En avril 2020, ils reprennent l’exploitation qu’ils rebaptisent Gaec de l’Escale, du nom d’une vache de l’élevage, grande championne de sa catégorie, dans les années 2010.
Deux prix au Space
Si l’exploitation des 90 hectares de terres cultivables est déléguée, la production de maïs, d’herbe et de céréales permet une autonomie alimentaire de l’élevage. « Nous achetons juste la paille », précise Florent. Réduit de quelques têtes, le troupeau compte aujourd’hui 70 vaches. Paradoxalement, la production qui s’établit aujourd’hui à 900 000 litres de lait par an, a progressé. « L’installation d’un robot de traite nous a fait gagner cinq litres, par jour et par vache », explique Florent. Bien installé dans leur exploitation, le couple n’a pas pour autant déserté les rings des concours d’élevage. « Bien sûr que cela fait de la pub et valorise l’élevage, mais au-delà des retombées économiques, il s’agit d’abord d’une passion, assure le couple. L’objectif demeure néanmoins l’amélioration de l’ensemble du troupeau pour qu’il soit homogène ». Et ça marche plutôt bien. Les choix et les sélections opérées par Florent, qui insémine lui-même ses vaches, portent déjà leurs fruits. En septembre dernier, au Space de Rennes, dans un concours au niveau très élevé, deux vaches ont décroché le premier prix dans leur catégorie : Pernelle, en première lactation ; Odaline, en deuxième lactation. La première ne représentera plus l’élevage au concours. Elle a en effet été vendue à un éleveur, en Suisse. Mais le Gaec de l’Escale a de la ressource. En décembre dernier, une demi-douzaine de vaches a été présentée aux techniciens chargés de sélectionner les bêtes qui feront le voyage à Paris. Il faudra toutefois attendre janvier, et un second passage, pour connaître le verdict. « Si deux d’entre-elles pouvaient être sélectionnées, ce serait parfait », conclut Florent. Et qui sait ? Décrocher un premier prix national !
Histoire d’une grande fête
Les comices agricoles
Il n’y a pas encore si longtemps, dans les communes rurales, le comice agricole était considéré comme l’événement de l’année. Maître de conférences en histoire à l’université Rennes 2, Yann Lagadec a accepté d’apporter un éclairage sur l’histoire des comices agricoles : son invention par des Bretons, son rôle dans le développement économique des campagnes ou encore son impact sur la vie politique locale.
Qu’est-ce qu’un comice agricole ?
Par comice agricole, on entend deux choses en fait. Initialement, il s’agit d’une association en charge de la promotion du progrès agricole dans les campagnes, en facilitant la diffusion de nouvelles techniques, de nouvelles races animales… Très rapidement, le terme a cependant été utilisé aussi pour désigner le concours organisé, souvent chaque année, par cette association. Ces concours, ces « comices agricoles » prennent d’ailleurs une telle importance au XIXe siècle qu’ils sont régulièrement évoqués dans les romans : c’est le lieu de toutes les rencontres, là où se réunissent tous les paysans mais aussi tous les notables du canton ou de l’arrondissement. Flaubert dans Madame Bovary, Eugène Labiche, Alphonse Daudet, Jules Laforgue, entre autres, en parlent et y placent certaines des scènes de leurs oeuvres respectives.
À quelle époque ont-ils été inventés ?
Il faut le noter : les comices sont apparus en Bretagne. Le tout premier est créé en 1817 en Ille-et-Vilaine, à Plesder, au sud de Saint-Malo, à l’initiative de Louis de Lorgeril, châtelain et maire de la commune. Il en installe un second en 1821 à Tinténiac, toujours en Ille-et-Vilaine. Dès 1819, Baron du Taya en avait mis un en place dans les Côtes-du-Nord, en l’occurrence à Ploeuc. Ce n’est qu’en 1824 qu’on en trouve trace ailleurs en France, notamment en Dordogne, à l’initiative du fameux général Bugeaud, l’homme à la casquette… C’est cependant à compter des années 1840-1850 que ces comices se multiplient et que, surtout, ils changent de visage : ceux des années 1820-1840 sont des réunions de riches propriétaires, nobles ou bourgeois passionnés d’agronomie. Les simples paysans n’y ont guère accès. Il en va tout autrement des comices tels qu’ils se développent à compter des années 1840 et, plus encore, de la décennie 1850-1860 : il s’agit désormais de toucher le plus de monde possible, à commencer par les plus modestes des cultivateurs.
Quel rôle économique ont joué les comices agricoles dans les campagnes bretonnes ?
La particularité des comices bretons est d’avoir très tôt privilégié des structures cantonales, au plus près des simples cultivateurs, alors que, dans de nombreuses régions, on a opté pour des comices d’arrondissement, ouverts principalement à ceux que l’on appelle au XIXe siècle les « agriculteurs », autrement dit des propriétaires issus de la bourgeoisie ou de l’aristocratie. Cela va permettre ici aux comices de s’adresser au plus grand nombre, de faciliter ainsi la diffusion de nombreuses techniques nouvelles (l’araire Dombasle puis les charrues Brabant, les défrichements des landes, l’utilisation d’engrais, de nouveaux types d’assolements…), mais aussi de races nouvelles, notamment en ce qui concerne le cheptel bovin. Les croisements entre races locales et taureaux Durham, importés d’Angleterre, donnent naissance à la race nantaise par exemple. Autour de Loudéac, Quintin, Moncontour ou dans le Trégor, les comices encouragent la culture du lin ; ailleurs, ce sera l’élevage du porc, de la volaille ou encore la fabrication du beurre, par exemple autour de Rennes. Une « spécialisation » locale se dessine ou s’affirme ainsi.
Les comices ont-ils aussi joué un rôle politique?
Ce rôle est en effet fondamental. Dans la Bretagne rurale, le comice est la seule occasion de réunir la plus grande partie de la population masculine du canton, à une époque où le suffrage est devenu universel (depuis 1848) mais reste limité aux seuls hommes de plus de 21 ans. Pour les maires du canton, pour le conseiller général et le conseiller d’arrondissement, pour le député, c’est donc, au moment des discours et des toasts qui sont portés au moment du banquet, un moyen de se faire voir, de rappeler tout ce que l’on a fait pour sa commune ou son canton… et de préparer ainsi sa réélection. Pour les notables encore dans l’opposition, c’est l’occasion de se faire connaître. Il n’est d’ailleurs pas rare que le conseiller général et le conseiller d’arrondissement du canton assurent la présidence ou la vice-présidence du comice. Certains en font une sorte de « tremplin » pour leur carrière politique : d’abord maire d’une des communes du canton, ils se hissent à la présidence du comice pour ensuite briguer des fonctions politiques cantonales. Ce phénomène s’observe globalement jusqu’à l’entre-deux-guerres.
Y a-t-il encore beaucoup de comices, aujourd’hui ?
Oui, ces comices existent encore, mais ils ont perdu de leur importance, notamment parce que la diffusion des progrès agricoles s’est faite par d’autres canaux à compter du début du XXe siècle : les syndicats agricoles, souvent communaux à l’origine, la JAC (Jeunesse Agricole Catholique), très active en Bretagne… Ils connaissent cependant une nouvelle jeunesse depuis quelques années, dans un contexte très différent : alors que les agriculteurs sont de moins en moins nombreux et ne représentent plus qu’une toute petite partie de la population, y compris dans les campagnes, c’est pour eux l’occasion de faire connaitre leur profession à des ruraux et, plus encore, à des néo-ruraux qui n’ont plus qu’un rapport très lointain avec le monde agricole. En ces temps d’agri-bashing, le comice redevient un instrument de communication, même s’il n’a plus guère de rôle politique.
Le Salon de l’Agriculture de Paris, n’est-il pas devenu un comice national ?
Oui, d’une certaine manière, le Salon de l’Agriculture de Paris est une sorte de comice national. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est pensé à sa création au milieu du XIXe siècle. Le paradoxe, c’est que la sélection des animaux ou des produits qui y sont exposés ne se fait plus depuis bien longtemps dans le cadre des comices locaux. Les deux organisations sont donc assez largement déconnectées alors qu’elles pourraient s’alimenter l’une l’autre…
Yann Lagadec
Originaire de Loudéac, agrégé et docteur en histoire, Yann Lagadec est maître de conférences en histoire à l’université Rennes 2. Ses recherches ont porté à la fois sur le monde rural en Bretagne au cours des XVIIe-XIXe siècles et sur l’histoire militaire de la région depuis le XVIIe. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages et d’une cinquantaine d’articles scientifiques, il a notamment publié La Grande Guerre des Bretons. Image et histoire, en 2013, aux Presses universitaires de Rennes (en collaboration avec Didier Guyvarc’h). Plus récemment, en 2020, Faire son deuil, construire les mémoires. Les monuments aux morts de la Grande Guerre dans les Côtes d’Armor (1914-2020) (éditions A l’Ombre des mots, Pabu).
Baston au Comice Agricole du Canton
Saint-Gérand 1933
D’ordinaire, le comice agricole qui se déroule chaque année dans une commune du canton se caractérise par l’organisation de concours d’élevage et de produits de la ferme, avant de se poursuivre par un traditionnel banquet. Le plus souvent, cette fête de la campagne apparaît festive et conviviale. Mais parfois, ça dépare ! Ce fût notamment le cas, en octobre 1933, à Saint-Gérand. Récit d’un comice bien particulier à partir d’articles publiés à l’époque dans Le Journal de Pontivy, Ouest-Éclair et l’Ouest Républicain.
7 octobre 1933. C’est un grand jour pour Saint-Gérand ! La commune, « une modeste bourgade entourée de belles terres de culture », accueille le comice agricole et des syndicats d’élevage du canton de Pontivy. Pour l’occasion, le bourg avait reçu sa parure de fête. Les rues nettoyées méticuleusement étaient décorées de drapeaux et de guirlandes multicolores. Le monument aux morts attirait les regards par son décor artistique. Tout était bien organisé pour la manifestation agricole qui allait y avoir lieu.
Les concours
De l’avis unanime, ce fut une très belle exposition agricole. Le lot de la race armoricaine était imposant, tant par la quantité que par la qualité. Neuf superbes taureaux et quinze vaches en parfait état, malgré la grande sécheresse subie pendant l’été, faisaient l’admiration des visiteurs. La race pie noire faisait aussi très bonne figure, mais les spécimens exposés (trois taureaux et neuf vaches) étaient moins nombreux. Douze bovins de races diverses étaient aussi exposés. Les porcins étaient rares, huit beaux lots de volailles et de lapins étaient présentés. Les beurres avaient 16 spécimens remarquables et six lots de cidre et d’eau de vie, étaient placés à la mairie. Sur la place de l’église était installée l’exposition des produits agricoles et horticoles, qui fut tout à fait remarquable: choux, betteraves, carottes, pommes de terre, navets, haricots, oignons… étaient superbes. Les experts des différentes catégories ont eu fort à faire pour départager les exposants qui étaient souvent de mérite à peu près égal. Ils ont réussi, avec un doigté parfait à ne pas faire de mécontents, on sentait que leurs décisions étaient conformes à la justice et impartiales. Les opérations furent longues et ce n’est que vers 13 h 30, que la lecture du palmarès fut donnée par M. Schlienger, secrétaire-adjoint du comice agricole.
Le banquet
Puis les autorités, les lauréats et les visiteurs se rendirent au restaurant de Mme Hamonic où était servi le banquet. La salle était décorée d’une façon féérique : banderoles, guirlandes de verdure et gerbes de fleurs partout. À l’entrée, une grande inscription avec ces mots : « Honneur aux cultivateurs », entourée de petites gerbes d’avoine et de froment, de paquets de carottes, poireaux, navets et rutabagas, le tout formant un original et gracieux décor. M. le sous-préfet de Pontivy présidait à la table d’honneur. De M. Paul Lotz, maire de Saint-Aignan et député à M. Joseph Cadic, maire de Noyal-Pontivy et ancien député, en passant par M. Le Norcy, conseiller général, M. Henrio, maire de Saint-Gérand, le docteur Hubert Jégourel, maire de Pontivy… les élus de toutes les communes du canton étaient présents. Au total, 290 convives prirent part au banquet. L’atmosphère semble toutefois quelque peu électrique et le climat apparaît tendu entre les hommes politiques locaux. L’année précédente, en mai 1932, Joseph Cadic, élu député depuis 1924, avait été battu dès le premier tour par Paul Lotz. Les cicatrices n’étaient sans doute pas totalement pas refermées. À moins que ce climat ne soit aussi, comme le suggère un chroniqueur de l’époque, liée à une consommation excessive du « fameux pur jus de Saint-Gérand », le « sacré gwin ru» de Mme Hamonic !
Les discours
Au milieu du repas, le maire de Saint-Gérand s’excusa de prendre la parole en un pareil moment, mais il voulait dire quelques mots avant le député qui devait prendre un train à 16 h. Il souhaita la plus cordiale bienvenue à tous ses hôtes, au nom de la municipalité. Il salua les élus présents et félicita le bureau du comice agricole pour son effort et il donna la parole au député. À peine avait-il commencé son discours, qu’un groupe de manifestants politiques opposés au député de Pontivy et qui avaient pris part au banquet, commença un mouvement d’opposition, criant, interpellant, sifflant même. Un des cultivateurs présents réprouvant la manifestation, prit la parole, déclarant « qu’il y allait de l’honneur de la commune de respecter ceux qui étaient ce jour-là ses hôtes ». On ovationna celui qui avait parlé. Puis M. Paul Lotz, par ailleurs président de l’Office agricole départemental, développa sa causerie et donna des conseils, tant sur l’élevage que sur le blé. Il expliqua d’autre part comment les cultivateurs pouvaient « sur la seule caution du blé » qu’ils avaient récolté, obtenir des prêts du Crédit agricole. Les adversaires du député de Pontivy continuant leur obstruction systématique, le sous-préfet dut intervenir à deux ou trois reprises pour réclamer le calme. Lorsque le député eut achevé, un des interrupteurs se leva pour dire que : « ce n’était pas des conseils que réclamaient les cultivateurs, mais de l’argent. » Quelques instants plus tard, le député quittait la salle pour aller prendre le train. Il fut sifflé par des jeunes protestataires.
Un moment d’accalmie…
À l’heure des toasts, Alphonse Pierre, président du syndicat d’élevage, eu un mot aimable pour ceux qui avaient contribué au succès de la journée. Il présenta les excuses du sénateur Brard, retenu au concours du canton de Guémené. Puis il fit ressortir les progrès réalisés par l’élevage de la région. M. Déchamps, professeur d’agriculture pour l’arrondissement de Pontivy lui succéda. Il félicita tous les artisans de cette belle fête agricole. Il dit la joie qu’il éprouva le matin, à contempler le magnifique lot de taureaux armoricains, tous presque parfaits. Il incita ensuite les éleveurs à faire le contrôle laitier à l’étable. L’expérience a prouvé que cette pratique donnait des résultats merveilleux au point de vue du rendement laitier, car ajouta l’orateur : « l’armoricain ne fournit pas seulement de la viande, il est aussi susceptible de fournir du lait. » Avant de terminer, il invita avec insistance les cultivateurs à envoyer leur fils à l’école d’agriculture d’hiver qui fonctionne au lycée de Pontivy, à partir de la mi-novembre. M. Déchamps, dont la voix est très claire, fut écouté attentivement.
… Et de nouveau l’orage
Lorsque le sous-préfet se leva, l’opposition se manifesta à nouveau. Mais d’une voix forte, il déclara qu’il parlerait coûte que coûte. Il réussit en effet à imposer le silence et à se faire écouter. Malheureusement, à peine avait-il achevé son discours que, d’un ton sec, il leva la séance. En faisant tête à l’opposition, qui dominait manifestement dans la salle, il l’exaspéra. Or, il y avait quelqu’un à la table d’honneur qui aurait pu (et il était sans doute le seul à le pouvoir) rétablir le calme et apaiser les esprits. C’était M. Norcy. Sa double qualité de conseiller général du canton et d’agriculteur émérite le désignait évidemment pour prendre la parole. On ne lui la donna pas… Tout simplement parce qu’il ne l’avait pas demandé.
Bagarre dans le restaurant et harangue en plein air
Il semblait que le calme allait revenir. Il n’en fut rien. La séance levée, les manifestants voulaient s’opposer à la sortie en réclamant la parole pour M. Joseph Cadic, ancien député. Ils refusèrent de quitter la salle avant que celui-ci leur eut promis de parler sur la place publique. Il se produisit alors, au milieu d’une mêlée générale, une bagarre dans laquelle notamment, l’adjoint au maire de Saint-Gérand reçut un violent coup de poing. Ce ne fut sans doute pas le seul ! Des tables furent renversées et la vaisselle qui les garnissait fut réduite en miettes. M. Joseph Cadic se rendit ensuite sur la place publique où, au pied du monument aux morts de la Grande guerre, et se lança dans une harangue enflammée. « Les belles paroles prononcées dans les banquets agricoles par des orateurs qui ne connaissent à peu près rien aux questions agricoles, ne sont d’aucune utilité pour vaincre ces difficultés, affirma-t-il. Ce qu’il faut, c’est l’union des cultivateurs qui ne doivent compter que sur eux-mêmes pour gérer leurs affaires et qui doivent être représentés par des élus pris dans leurs rangs. » Il fut chaleureusement applaudi à plusieurs reprises. Lorsqu’il eut fini de parler, la foule se dispersa et le calme se rétablit peu à peu.