Tu sais ce qu’elle te dit, la buse ? Non ? Cela vaut mieux pour toi. Conserve ta suffisance. Elle garde sa fierté. Elle continue à soigner son joli plumage, son beau ramage, ses qualités de grande chasseuse et sa détermination à défendre les siens et son territoire. Et les vaches sont bien gardées.
« Triple buse. » Même si elle date, la formule conserve toute sa charge de mépris. Deux mots, très courts pour désigner, un(e) imbécile, un lourdeau, un pas fûté, un crétin, un idiot… « Trop con(ne) » traduit mon neveu en langage d’aujourd’hui, tout aussi fleuri et aussi ramassé. Ainsi, la buse serait idiote. Et pour bien signifier qu’elle ne fait pas semblant de cultiver sa lourderie, on ajoute « triple » à celui ou celle de nos congénères que l’on désigne comme un(e) abruti(e), un(e) vraie(e) ! Et tout ça pourquoi ? Juste parce que le bel oiseau a refusé, au XVIe siècle, de se laisser dresser par les fauconniers. Trop sauvage, trop libre, trop fier, le beau rapace s’est rebellé. Il s’est cabré. Il a délibérément ignoré les ordres de ceux qui s’acharnaient à faire de lui un oisillon à sa mémère qui chasse où et quand on lui dit de le faire. Il les a ignorés ou a fait semblant de les comprendre de travers. Tout à sa suffisance, l’un de ses dresseurs, lettré mais pas fute-fute, convaincu de l’imbécilité de la belle résistante, y est allé de son jugement qui, traversant les siècles, est parvenu jusqu’à nous. « D’une buse, on ne saurait faire un épervier » se plaisent donc encore à répéter avec un sourire de mépris nombre de piètres apprentis « domestiqueurs ». Aujourd’hui encore, donc, il va de soi, pour beaucoup, que la buse est stupide. Pour ne pas heurter les prétentieux, la buse laisse dire. En y allant d’un autre proverbe de son cru, aussi ancien que le premier : « Le fauconnier en est souvent un vrai… » Magnanime, elle ne précise jamais un « vrai » quoi. Elle énonce simplement son constat avec un sourire entendu et un clin d’oeil qui en disent long sur l’estime qu’elle porte à son apprenti dresseur.
Sus au joggeur…
Ce dernier fait par ailleurs peut-être partie des détracteurs de la buse d’une autre espèce. Ceux qui lui reprochent d’être une redoutable « prédatrice » des… coureurs à pied. Ceux qui se plaisent à raconter leur mésaventure lors d’une de leurs récurentes séances de jogging. « Je me suis fait attaquer par une buse ! Je ne l’ai pas vue arriver. Elle a attaqué par derrière et m’a donné des coups de bec sur la tête. Ça fait vachement mal… et elle est revenue plusieurs fois. » Elle a même récidivé lors d’une autre séance, quelques jours après : « Exactement au même endroit et avec la même détermination. » Les victimes de la buse disent vrai. Tous les ans, en France, on recense de 10 à 20 attaques de buse sur des coureurs à pied. 10 à 20 incidents qui font beaucoup plus de bruit médiatique que les milliers de morsures de chien. En plus d’être idiote, la buse serait donc agressive, gratuitement méchante. Notamment à l’égard des gentils coureurs à pied. Si l’on raisonne comme nous, les humains, oui, le piètre dresseur et le défenseur des joggeurs ont raison. Mais la buse pense tout autrement. Rebelle de nature, elle refuse le dressage et protectrice de ses petits et de son territoire, elle s’en prend aux coureurs à pied qui s’aventurent trop près de son nid. Et pour elle « trop près », c’est jusqu’à 500 mètres autour de l’arbre qu’elle a choisi pour ses oisillons. Et pour elle, le coureur à pied est beaucoup plus dangereux que le marcheur ou le cycliste. Pour comprendre pourquoi on dira que le piètre dresseur du XVIe siècle devait être joggeur. Et on laisse la conclusion à la jolie buse aperçue, perchée sur un poteau, au bord du canal de Pontivy : « Vaut mieux être belle et rebelle que moche et remoche ».